top of page

POUR LIRE (textes de Michèle MOULARD)

  • Photo du rédacteur: Noël
    Noël
  • 31 mars 2020
  • 6 min de lecture

MA DERNIERE SORTIE

Ce matin, je la sens hésitante : je la vois considérer le ciel, consulter la météo, je devrais pouvoir orienter son choix. Je m'approche subrepticement du bord de l'étagère, je repousse discrètement les escarpins. Sa main droite ripe sur les parapluies, je me glisse sous ses doigts....Ça y est, c'est gagné ! Elle m'attrape en même temps que bonnet et écharpe, ça sent bon la balade !

Bien au chaud dans le coffre de la voiture, je réchauffe mon cuir, je m'étire, je me détends, j'apprivoise les semelles : je la sais sensible des arpions, je fais toujours en sorte de les ménager, je suis suffisamment usée pour ne pas blesser les orteils délicats.

Aujourd'hui, c'est le sentier du bois, celui qui s'élève jusqu'aux contreforts du barrage, à travers la forêt. Le' chemin est glissant, boueux, je dois crocheter fermement mes semelles crantées pour ne pas déraper dès les premiers mètres. Tout à coup, je perds le contact avec la terre ferme- enfin, si l'on peut qualifier de ferme cette gadoue infâme- on franchit d'un bond le fossé creusé par les orages au milieu du sentier. Des particules de boue m'éclaboussent au passage ; je retombe, sans encombre, sur mes deux semelles. Tout doucement, au fil de ses pas, je m'échauffe et je m 'élargis : je sais par expérience que ses pieds ont tendance à gonfler quand elle marche longtemps....Je chemine, le sourire accroché aux passants des lacets...Le bout de mes semelles se soulève gaiement au rythme de ses pas : pointe, talon, talon, pointe . J'adore ces balades dans la forêt d'automne : des éclats de champignons, des brindilles de mousse, s'accrochent dans mes crampons, se collent à mes semelles, mon cuir s'imprègne pour longtemps de cette odeur d'humus.....

Ah ! Zut ! Un lacet s'est dénoué : j'ai beau me contorsionner, étirer ma languette, tenter de le renouer, rien à faire....C'est l'accident, je m'emmêle les œillets dans les passants, la chute est inévitable, et douloureuse, la cheville est peut-être foulée..... Aïe, aïe, aïe ! Je la morigène : que n’a-t-elle enfilé sa chevillère !!!!

Elle s'est assise sur un rocher propice. Je me fais souple et légère pour qu'elle me retire plus facilement, elle ne m'en sait aucun gré et me rejette au loin, en me maudissant. Mais est-ce bien de ma faute?????Je la regarde tristement se masser la cheville en grimaçant... Ouf ! Cela n'a pas l'air trop grave : elle se bande la cheville serrée, serrée, me récupère au pied de mon rocher et me renfile en me regardant de travers....

Ses pieds reprennent le sens de la descente, le retour de balade est nettement moins guilleret : je trébuche à plusieurs reprises, je me cogne douloureusement aux cailloux pointus, je m'accroche pour ne pas tout laisser tomber...Je sens sa colère et sa douleur, aux à -coups qu'elle imprime à son pas. Ah ! Elle ne me rend pas le retour facile ; elle peste contre moi, ça doit être la douleur : qu'y puis- je si elle a mal noué ses lacets et négligé sa chevillère ? On arrive à la voiture : elle m'échange contre des chaussures de ville, sa cheville a doublé de volume....Elle m'envoie violemment au fond du coffre : eh ! Ce n'est ma faute si le lacet s'est dénoué ! Et elle n'a même pas pris la peine de m'étriller avant de me remiser : j'ai horreur de rentrer à la maison couverte de boue ! On a sa coquetterie !

Cela fait maintenant des mois que je pourris dans ce placard : elle m'a jetée, avec un dernier regard venimeux, dans une boîte bien fermée. Par défi, pour bien me signaler mon reniement, elle a placé une nouvelle paire de chaussures sur mon couvercle : des hautes, pour protéger ses chevilles....Et je pleure : moi, ses fidèles baskets, des années de fidélité et de loyaux services, un tout petit accident de lacets, et on me met au rebut, comme de vulgaires godasses... Je sens bien que mon cuir se craquelle, que mes semelles se dessèchent, que mes lacets moisissent....C'en est fini : deux morceaux de scotch, même pas une étiquette, l'anonymat et la déchetterie pour dernière épitaphe....


RANDONNEE MATINALE

Ce matin, il est très tôt, le jour n'est pas levé encore mais le rendez vous est fixé:départ 6 heures . J'appréhende un peu, j 'ai peur d'avoir présumé de mes capacités. J'ai mal dormi, j'ai mal à la tête, mal aux pieds par anticipation.....Je dois rejoindre le point de rassemblement avec la voiture d'une amie, elle a déjà un passager, je monte à l'arrière et je les écoute échanger des propos trop techniques qui ne me remontent guère le moral : le dénivelé, la dureté des pointes de bâton, aluminium ou titane ? La technicité de leurs dernières chaussures, la densité des polaires....Moi, je sais juste qu'il faut éviter de marcher avec des chaussures neuves , et qu'il faut prendre une pointure au -dessus.....

On arrive à la clairière , le lieu de ralliement : les portières claquent, les bisous aussi...Un petit banc providentiel : changer de chaussures, lacer soigneusement les Salomon, semelles crantées, double serrage à crampons, empeignes en cuir. Ca me rassure de voir que j'arbore le bon look vestimentaire : la même tenue que les autres, des épaisseurs faciles à enlever ou à rajouter, au fur et à mesure des besoins. Une lampe frontale et un sac à dos technique : mon appréhension disparaît rapidement, ça devrait le faire.....J'enfile mes mains dans les dragones, fermement. Je me sens d'aplomb , bien dans mes Salomon ; mes yeux s'habituent, il n'y aura peut être pas besoin des frontales....Je suis prête, très motivée, j ajuste mon sac à dos et me place directement derrière le guide : mes pas dans les pas de mon guide, ça démarre comme dans un film....

Le guide, je le connais, ce n'est pas un bavard, la copine derrière moi non plus : tant mieux, j'aime pas parler quand je marche, ça me coupe l'oxygène et ça me brouille les pensées. Comme à chaque randonnée, après quatre ou cinq lacets qui nous élèvent rapidement, les conversations s'estompent, même les plus bavards finissent par se taire. Reste le silence, pas vraiment le silence d'ailleurs : on perçoit le ahanement des respirations, le choc des bouts ferrés des bâtons, les exclamations retenues de celui qui trébuche, et , au bout d'un moment, si on fait bien attention, le bruit ténu de la brume qui se déchire, le piaillement discret d'une bête que l'on dérange....Au début de la randonnée, on est tout à son plaisir , à la découverte, au bonheur de se sentir vivre. Je calque mon souffle sur celui de mon cœur, je me passe des bribes de chansons à 3 temps : un temps pour inspirer, deux pour expirer, je ne sens pas le dénivelé, un rythme régulier commence à me venir, dans les jambes, dans les bras, au début, ça ne me paraît pas plus difficile que ça, je commence à y croire.....

Et puis, sans prévenir, le coup d'humeur : j'ai chaud, je transpire, la sueur me gêne, la buée sur les lunettes aussi, j'ai envie de demander «quand est ce qu'on arrive ? On va pas bientôt faire une pause ? » Ça grimpe de plus en plus, j ai l'impression qu'on est partis depuis des heures, le guide avait dit on fera une pause toutes les heures, j'ose pas lui dire qu'il a dû oublier... J’ai les jambes en plomb, ou en coton, je ne sais plus... Le mal des montagnes ... Déjà ?

Tout à coup, au détour d'un lacet innocent, LE spectacle : le lever du soleil dans la brume hésitante, une boule jaune orangée qui éteint toutes les lumières du monde, il n'y a plus que cela au monde, tout le reste ne mérite même pas d'exister ... Je m'arrête, bouche bée, le souffle coupé ... Je reçois la beauté comme un coup de poing, la lumière à l'état brut. On m'avait raconté, mais ça n'a rien à voir, c'est beau comme le premier jour de la naissance du monde, et ça ne changera jamais ... De cette beauté-là, jamais on ne pourra être blasé, elle vivra pour toujours, au fond de nos cœurs, imprimée à jamais dans le mystère de nos pupilles ... Et je me dis que j'ai une chance inouïe : deux jambes qui m'ont menée jusque là, deux yeux pour me noyer du spectacle mais aucun mot à la hauteur de ce qui vient de m'arriver ... A cet instant, je voudrais être croyante pour pouvoir remercier un Etre Supérieur, je me sens trop indigne ... C'est tellement beau, tellement inespéré ...

Le guide nous énumère les sommets environnants qui peu à peu se découvrent sous les rayons naissants : je ne fixe aucun nom , je ne retiens que la beauté, et tout le reste est oublié, n'existe même plus....Et dire qu'il va falloir redescendre dans la vallée....

MICHELE 7 novembre 2019


 
 
 

Posts récents

Voir tout

Commentaires


bottom of page