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POUR LIRE (texte de PASCAL MAERO)

  • Photo du rédacteur: Noël
    Noël
  • 31 mars 2020
  • 7 min de lecture

Je suis maintenant plus qu’octogénaire et rapporte des faits qui se sont déroulés il y a des années, bien avant les grands événements qui ont marqué la fin du siècle passé. Mais ma mémoire est encore intacte et l’anecdote si originale que je m’en voudrais de ne pas la coucher sur le papier. Par discrétion, j’ai modifié certains noms, mais ceux qui ont vécu ces moments reconnaîtront facilement les lieux et les personnes.

J’étais fort jeune à l’époque, au service de la Marquise de B*** laquelle se piquait de musique. Trois fois par semaine, elle réunissait chez elle diverses personnes influentes, parmi lesquelles le duc et la duchesse de P*** et le comte Louis de B***. La marquise aimait agrémenter ces réunions, mi-littéraires mi –divertissantes de concerts de violes ou

de chant. Elle s’était mise en tête d’orner son salon d’un clavecin, à un époque où le forte-piano n’avait pas encore supplanté ce bel instrument. La Marquise avait des goûts de luxe et ne pouvait s’adresser qu’aux meilleurs. Rien d’étonnant qu’elle fit appel au sieur Antonio Besseghi, facteur réputé d’épinettes et de clavecins de la bonne ville de Lyon.

C’est ici qu’il faut préciser que parmi ses nombreux défauts d’aristocrate, et ce n’était pas le moindre, la Marquise était pingre à l’extrême (j’en sais quelque chose pour être resté près de vingt-cinq années en sa maison). Pour économiser les frais du timbre royal, elle

n’avait pas souhaité passer contrat chez notaire. « Fi donc, avait-elle dit, ces gens sont lents , procéduriers et dispendieux ! un billet de ma main, si le sieur Besseghi l’accepte, suffira amplement ».

Et Besseghi, pour son malheur, l’accepta.

Ce petit morceau de papier stipulait essentiellement deux postes : l’un consacré à la décoration, qui serait réalisé en chinoiserie, selon le goût du temps et en harmonie avec le mobilier du grand salon ; l’autre dévolu à l’aspect musical de l’instrument lui-même. LaMarquise, de son écriture en pattes de mouche, avait tenu à le rédiger elle-même.

Bien qu’elle eût reçu une instruction en rapport avec son rang, il arrivait que sa plume ripât, de sorte que sa fine écriture devenait alors presque illisible.

Quelques mois plus tard, il s’en suivit un violent différent avec le facteur de clavecins lorsque la caisse de l’instrument fut entièrement décorée de sa laque. Quand Besseghi, de bonne foi, lui réclama le solde afin d’achever la partie sonore et mécanique, la Marquise prétendit qu’elle avait tout payé à la commande et que c’était déjà bien assez cher !

J’étais dans la pièce d’à- côté lors de ces tumultueux échanges qui traversaient les cloisons.

La Marquise, dans ces occasions, prenait sa voix haut-perché, un rien pincée, feignant d’être victime alors qu’elle dupait son monde sciemment. « Quoi mon ami, assénait-elle avec une once de mépris en plaçant sous le nez du pauvre Besseghi le bout de papier qui

faisait office de contrat, ne savez-vous donc pas lire ? Confondez-vous les chiffres à ce point, de lire 4 alors que j’ai écrit 1 ? » De l’autre côté du mur, ce n’étaient que balbutiements de la part du maître-artisan, entrecoupés des vociférations de la Marquise, laquelle ne laissait au pauvre homme le temps de placer mot. Celui-ci arguant qu’il avait

accompli largement plus du double du travail rémunéré, finit par battre en retraite, comprenant qu’il ne recouvrerait jamais son argent pour l’ouvrage qui restait à faire. Je le revois encore quittant le château, ulcéré, enfonçant son chapeau sur sa chevelure ébouriffée, murmurant entre ses dents : « ce n’est pas possible, ce n’est pas croyable que

certaines gens puissent nous abaisser ainsi, non ce n’est pas possible. »

Un long temps passa avant que je ne revisse Besseghi. En fait, il ne réapparut que le jour solennel de la présentation de l’instrument, pour cette fête que la Marquise avait voulue prestigieuse et mondaine. Pour l’occasion, elle avait souhaité réunir les principaux notables de la province. Dans l’allée du château, les carrosses s’amassaient jusqu’aux

grands tilleuls. C’était une belle journée ensoleillée mais la maîtresse des lieux avait quand même tenu à faire allumer toutes les chandelles du grand salon. Besseghi avait exigé une petite mise en scène qu’on lui avait accordée : savoir, nul ne pourrait écouter l’instrument

avant que l’on n’ôtât une grande tenture de soierie précieuse qui le masquerait jusqu’à la dernière seconde aux regards du public.

Monsieur Charpentier, alors jeune virtuose à Lyon, et qui devait finir sa carrière en la cathédrale de Paris, avait été invité pour la circonstance ; je crois même que c’est à cette époque qu’il venait de publier son premier livre de sonates. Mais lui comme les autres curieux avait été prié de ne pas s’essayer au nouvel instrument, et il dut se plier à ce que

l’on prit pour un caprice : selon le souhait de Besseghi, personne, absolument personne nedevait écouter ne serait-ce que quelques notes du clavecin avant que celui-ci ne fût dévoilé, ceci afin que la surprise du ravissement musical fût totale. La foule se pressait déjà au grand salon. On avait réservé quelques places assises pour les dames tandis que les

hommes conversaient, debout, au fond du salon. Le clavecin, que l’on ne voyait pas encore, trônait sur une petite estrade, dissimulé par la tenture. À seize heures exactement, la Marquise entra, accompagnée de Besseghi et Charpentier. On se tut alors. La maîtresse e maison, que l’événement avait excitée au plus haut degré, prononça quelques mots

d’accueil, ponctués de rires nerveux. Après ce préambule, dans un silence attisé par la

curiosité, Besseghi et Charpentier décrochèrent théâtralement le rideau qui se laissa choir dans un murmure feutré.

Le clavecin apparut dans toute sa splendeur : dans le public, médusé par la somptuosité du meuble, un murmure de stupéfaction s’éleva et je sentis même un frisson m’atteindre moi qui étais placé au tout dernier rang. L’élégance des motifs, les couleurs noires, rouges et or qui constituaient l’essentiel des décors, le paysage aquatique avec ses rochers, ces délicats motifs floraux, ces incroyables oiseaux… » Je n’ai jamais rien contemplé d’aussi beau » murmura mon voisin, comme soufflé par l’émotion. Le clavecin s’harmonisait en outre parfaitement avec un indiscret et une commode dans le même style, lesquels ornaient le fond du salon de la Marquise. Cette dernière était aux anges, et s’adressant au sieur Charpentier, le pria de faire entendre ses plus récentes compositions, promettant que le ramage serait à la hauteur du plumage. Le claveciniste s’assit avec une sorte de suffisance, flatté d’inaugurer pareil joyau, posa ses mains sur le clavier, bougea ses doigts, mais aucun son ne sortit de l’instrument. Charpentier manifesta un moment d’hésitation, remua une petite tirette au-dessus des touches, tapota à nouveau les claviers, celui du haut, celui dbas, fit la moue, recommença, puis dans un silence pesant, se retourna vers Besseghi en

bredouillant quelques mots incompréhensibles. C’est alors que le facteur de clavecins eut son heure de gloire.

Montant prestement sur l’estrade, profitant de l’attente générale, Besseghi harangua l’assistance d’une voix tremblante où l’on percevait quelque colère, tandis que Charpentier, dubitatif, soulevait sa perruque poudrée. « Le clavecin que vous avez devant vous, Mesdames et Messieurs, devait être mon chef-d’œuvre ». Besseghi continuait,

prenant peu à peu de l’assurance : « mais comme vous le savez, tout travail mérite salaire et tout artisan doit pouvoir manger. Je le dis haut et fort : on n’a pas voulu ici payer le prix du raffinement musical. Cet instrument qui aurait si bien traduit les Tendres plaintes, les Amours badins ou la Jalousie taciturne…. J’ai décidé, moi Antonio Besseghi, maître-facteur de la ville de Lyon, élève et disciple du Grand G°°°° qu’i serait MUET. On n’a honoré que des bribes de mon contrat ; en conséquence, je n’ai volontairement placé que des bribes

de cordes, simplement enlacées autour des chevilles ; pour cette même raison, je n’ai intentionnellement construit que des bribes de sautereaux, privés de leur bec de plume… » Ce faisant, Charpentier vérifiait au fur et à mesure, à l’intérieur de l’instrument, les dires du facteur, et, à chaque nouvelle assertion de Besseghi, opinait du chef, la

perruque cette fois-ci complètement de travers. Dans un registre de plus en plus strident, comme si plus rien ne pouvait l’arrêter, Antonio vociférait : « quand bien même un confrère s’aviserait après moi de pallier à ces manques, j’ai conçu la caisse pour qu’elle implose à la moindre tension. Mesdames, Messieurs, je vous l’affirme : ce clavecin sublime sera l’instrument du silence, de l’avarice, de la honte. Muet il est, muet il restera. »

Le public, gêné, connaissant les rapports qu’entretenait la Marquise avec l’argent, nesavait trop quel parti prendre. Certains ricanaient doucement, d’autres plaignaient sincèrement le facteur de clavecins. Plusieurs s’approchèrent des claviers pour vérifier par eux-mêmes qu’aucun son ne pouvait sortir de l’instrument. Quelques-uns y allaient de leur morale, comme quoi le silence est le plus grand des mépris. Les musiciens, ou simplement mélomanes, montraient une vraie tristesse, à laquelle Charpentier ajoutait le désagrément de s’être déplacé pour rien. Quant à la Marquise, elle eut la présence d’esprit de se trouver mal et on lui apporta les sels. Profitant du brouhaha et du tumulte général, Besseghi s’éclipsa ; on l’aida à ranger quelques papiers épars dans sa serviette en cuir et enfiler son manteau. Ses mains tremblaient, sa lèvre bégayait, mais il avait tenu bon, il avait tenu tête. C’est alors qu’il se

confia : « vous savez, Joseph, nous nous connaissons depuis des années. Nous sommes du même monde, celui des humbles, celui des travailleurs, des honnêtes gens. À vous, je peux bien l’avouer maintenant : quand j’ai claironné tout à l’heure que cet instrument

imploserait si un rival essayait de reprendre mon ouvrage, c’était parfaitement faux, uniquement destiné à impressionner la galerie. Ce clavecin est le chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre, la consécration de près de deux siècles de maîtrise d’art portée à son plus haut degré de perfection. La distinction de ses cordes pincées a de quoi faire tressaillir l’âme. J’en sais quelque chose, car je peux l’avouer, je l’ai fait toucher et jouer en atelier avant de le livrer au château, avant que mes compagnons le dépècent de ses cordes et amputent son mécanisme. C’est une splendeur absolue, je le jure devant Dieu, et personne d’autre

que moi ne trouvera les mots pour dire la délectation que ses voluptueuses sonorités procuraient. Plus jamais il ne se fera entendre : il sera une légende. » Sa voix s’éteignit soudain. De longues larmes coulaient le long de ses joues lorsqu’il quitta, seul, le

domaine.Le siècle a tourné, les événements ont passé. J’ai laissé depuis longtemps le service de la Marquise qui, dit-on, est morte le jour du sacre de Napoléon. Il m’arrive, de temps à autre, parfois de penser de penser à cette journée ou de rencontrer quelqu’un qui assistait

à cette silencieuse inauguration. Mais nul ne sait ce qu’est devenu le clavecin chinois, et personne effectivement, selon la prédiction de Besseghi, n’a jamais pu de flatter de l’avoir

écouté.

PASCAL MAERO

 
 
 

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